08/06/2014
Lucrèce Borgia travestie.
Ils sortaient de la représentation de Lucrèce. Et ils discutaient ferme. J'en restitue ici le dialogue...
- Quelles merveilles ces décors nocturnes ! La scénographie d’Éric Ruf plante trois décors splendides ! Tout à fait hugoliens. Et les costumes de Christian Lacroix sont superbes.
- J’en conviens. Mais Je comprends mal que le rôle-titre de Lucrèce Borgia ait été confié à Guillaume Galienne. Il était exceptionnel dans Oblomov, dans Saint François le divin jongleur.
- Vous l’aviez adoré en travesti dans Feydeau et dans Les Garçons et Guillaume à table ! Denis Podalydès pour sa mise en scène, voit, dans ce travestissement « moins une femme jouée par un homme qu’une femme enfermée dans une apparence qui n’est pas la sienne, qui la contredit, la défigure ». Vous savez que Hugo lui fait dire qu’elle « n’était pas née pour faire le mal », que c’est l’Italie qui est « fatale et criminelle », qu’elle est entourée de « parents sans pitié », et qu’elle voudrait « racheter son passé ». Cette femme est l’incarnation de l’ambivalence.
- Oui, mais pas de l’ambiguïté. Quand Gennaro lui dit « Vous êtes ma tante ! », la salle ricane. Et elle se retient de rire quand, à l’acte II, Lucrèce joue « le grand jeu » de la scène d’amour à son mari, parce que la situation comique devient équivoque. Lucrèce travestie, c'est, j'en ai peur, Lucrèce trahie.
- Mais sous savez bien que les rôles de femmes, du temps de Shakespeare étaient tenus par des hommes. Et au Japon…
- Nous ne sommes ni chez Shakespeare, ni dans le théâtre Nô. Les grands rôles dramatiques féminins romantiques furent écrits pour des comédiennes, monstres sacré(e)s du XIXe siècle, qui s’appelaient Mlle Georges, Mlle Mars, Marie Dorval, Rachel. Pour Lucrèce il faut une « prima donna ».
- Pour contrebalancer, le metteur en scène confie le rôle de Gennaro à Suliane Brahim qui est très émouvante et on comprend que sa mère ait envie de la… le protéger.
- J'admets. Cependant, a-t-elle la carrure de ce « capitaine aventurier », qui a sauvé Hercule d’Este, et est « au service de la république de Venise » ?
- Vous oubliez Aymerillot qui délivre Narbonne et que Hugo décrit ainsi :
« Une espèce d’enfant au teint rose, aux mains blanches,
Que d’abord les soudards dont l’estoc bat les hanches
Prirent pour une fille habillée en garçon,
Doux, frêle, confiant, serein, sans écusson
Et sans panache, ayant, sous ses habits de serge,
L’air grave d’un gendarme et l’air froid d’une vierge. »[1]
- Mais Charlemagne n’est pas le Doge de Venise. Et Suliam Brahim « déguisée en garçon », semble bien trop fragile pour être « capitaine » de guerre. Peut-être que la vision d’Othello, mercenaire de Venise m’influence et que, dans mon souvenir, s'est gravée l'interprétation admirable d'Éric Ruf qui jouait Gennaro en 1994, et qui est maintenant le Duc de Ferrare. Pour mémoire, Albert Lambert fils, en 1902, jouait le jeune premier des Burgraves, et en 1927, il devint Job, le vieillard. Ce passage d’un rôle à l’autre, du jeune homme à l’homme mûr, témoigne parfaitement de la continuité, la cohésion, l’harmonie de la troupe.
- - Vous l’aimez bien cette troupe.
- Et qui ne l’aimerait pas ? Elle est extraordinaire ! N’avez-vous pas apprécié le bel ensemble que forment Jeppo (Éric Génovèse), Maffio (Stéphane Verupenne), Astolfo (Eliot Jenicot), Oloferno (Benjamin Lavernhe), Apostolo (Sébastien Pouderoux), ces beaux jeunes gens fêtards promis à la mort ? Combien Gilles David, le sicaire Rustighello est cauteleux et inquiétant ? Ne trouvez-vous pas que Christian Hecq compose un diabolique Gubetta, cristallisant haine, humour noir, grotesque et sublime ? Et ne trouvez-vous pas que Georgia Scalliet avec sa robe rouge et ses longs cheveux bouclés aurait fait une magnifique Lucrèce ?
- Maintenant que vous me le dites… Toutefois, il me semble que Hugo n’aurait pas dû retarder autant l’aveu final : « Je suis ta mère ». Le procédé paraît invraisemblable.
- Vous vous souvenez du Jeu de l’amour et du hasard.
- Évidemment. Mais je ne vois pas le rapport.
- Combien de temps attendez-vous pour que Dorante avoue : « C’est moi qui suis Dorante » ?
- Deux actes.
- Et Silvia, quand se dévoile-t-elle ?
- Au troisième et dernier acte. Et à la dernière scène.
- De plus, connaissez-vous, au XIXe siècle, beaucoup de pièces sur l’inceste ?
- Il y a bien Dommage qu'elle soit une putain de John Ford, mais c'est au XVIIe… Aucune au XIXe.
- Et sur l’aveu de l’inceste ? Surtout à l'enfant qui en est le fruit ?
- Aucune. Peut-être au cinéma…
- Au cinéma ! Alors, Hugo serait donc moderne. Tenez, j’en veux pour preuve cette réplique de Gennaro qui se confie à Lucrèce au premier acte, scène 5 :« Cela est étrange de se livrer ainsi au premier venu ». N’y aurait-il pas une parenté avec cette pauvre Blanche Du Bois, qui dit : « s’en remettre à la gentillesse des inconnus » dans Un tramway nommé Désir ?
Lucrèce Borgia de Victor Hugo
Comédie-Française, salle Richelieu
Jusqu’au 20 juillet.
0825010 1680
www.comedie-francaise.fr
21:10 Écrit par Dadumas dans Blog, culture, Littérature, Musique, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, comédoe-française, victor hugo | Facebook | | Imprimer
Lucrèce Borgia monstre ou victime ?
Elle n’était « pas née pour faire le mal. », mais la jeune Lucrèce, fille de Rodrigo Borgia, devenu le pape Alexandre VI, servit « d’otage politique » entre la papauté et les ducs et princes italiens. Elle fut mariée à un Sforza, en 1493, à l’âge de treize ans, puis, le pape, renversant ses alliances, fit annuler l’union quatre ans plus tard. On la remaria l'année suivante à Alphonse d’Aragon que César Borgia fit assassiner en 1500, et elle fut contrainte d’épouser en troisièmes noces Alphonse d’Este, duc de Ferrare. Elle mourut à trente-neuf ans après son huitième accouchement.
On dit que c’est Sforza, son premier mari, qui l’accusa de rapports incestueux avec son père et ses frères pour se venger de l’humiliation d’avoir dû déclarer devant témoins qu'il n’avait pu consommer le mariage. Les Mémoires de Thomas Tomasi, servirent de source aux récits des crimes de la maison Borgia. Mais des historiens sérieux, depuis, ont rendu à César (Borgia) la paternité des crimes qui avaient été imputés à sa soeur.
Cependant le mythe de Lucrèce Borgia était né, et celle qui fut protectrice du « divin Arioste », passait au XIXe siècle pour une criminelle incestueuse. Un monstre. Une figure idéale pour les romantiques. Dumas avait fait de la Reine Margot l’héroïne de La Tour de Nesle, Hugo, après avoir créé, Triboulet « la paternité sanctifiant la difformité physique » dans Le roi s’amuse (1832)[2] voulut « la maternité purifiant la difformité morale », dans Lucrèce Borgia (1833).
Mais les chercheurs[3] ont trouvé, dès les brouillons de Cromwell (1827), un fragment précédé du fameux « B-orgia », jeu de mots, qui devient décapitation symbolique sur le blason de cette famille, une action criminelle, au début de l’acte II de Lucrèce Borgia. Sur un autre feuillet, existe tout un canevas dramatique sur le thème de la monstruosité. Dans les feuillets manuscrits de Marion Delorme (1829), ils découvrent « une série de formules » qui renvoient aux Borgia. Puis, inséré dans le manuscrit de Lucrèce Borgia, un canevas de la pièce semble avoir été écrit vers 1830-1831.
Le XVIe siècle inspire Hugo[4]. Il s’est documenté sur la France pour Le roi s’amuse, il poursuit sur l’Italie, passe de Brantôme à Sismondi, de Guichardin à Alexandre Gordon, de Marchangy à Moreri… On ne s’étonnera donc pas que Hugo, imprégné de ces chroniques, ait pu écrire Lucrèce en moins de trois semaines. Mais le sujet sent le soufre, il hésite à propos du dénouement et le modifie cinq fois.
La première a lieu le 2 février 1833 à la Porte Saint-Martin. Mlle George joue Lucrèce, Frédérick Lemaître, Gennaro, et Juliette Drouet, qui n’a pas dix répliques, accepte le rôle de la Princesse Negroni, en disant : « il n’y a pas de petits rôles dans une pièce de Victor Hugo. »
Ce fut un triomphe. Adèle raconte que Victor « fut attendu à la sortie du théâtre par une foule compacte » qui « l’escorta jusque sous les arcades de la Place Royale. » C’était en février 1833.
Et Donizetti en fit un opéra qu’il donna à la Scala de Milan en décembre de la même année.
On se souvient qu’Antoine Vitez, en 1985, avait fait, de Nada Strancar une Lucrèce inoubliable. En 1994, Jean-Luc Boutté à la Comédie-Française confiait le rôle-titre à Christine Fersen, qui fut bouleversante.
Aujourd’hui, c’est Denis Podalydès qui met en scène Lucrèce Borgia.
(Lucrèce Borgia : peinture du Pinturicchio,
Lucrèce et Gennaro endormi, Lucrèce Borgia, acte I, gravure de Louis Boulanger, édit. Massin)
(à suivre)
Lucrèce Borgia de Victor Hugo
Comédie-Française, salle Richelieu
Jusqu’au 20 juillet.
0825010 1680
www.comedie-francaise.fr
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17/04/2014
Exposition
Le roman L’homme qui rit, paru en 1869, n’obtint pas le succès immédiat des Misérables. Bien que Zola trouvât l’œuvre « poignante et grandiose », le roman sembla trop « politique », trop « épique », et Barbey d’Aurevilly lui reprocha d’avoir « ni âme ni nature humaine ». Pourtant, l’histoire de Gwynplaine, - l’enfant aristocrate volé, défiguré pour servir de bouffon, recueilli par un homme qui s’appelle Ursus et vit avec un chien-loup qui s’appelle Homo,- a immédiatement inspiré les illustrateurs et continue à fasciner les arts des siècles suivants.
La Maison de Victor Hugo y consacre aujourd’hui une belle exposition : L’âme a-t-elle un visage ? où Gérard Audinet, assisté de Camila Souyri, rassemble, dans une scénographie de Véronique Barnéoud et Jean-Pierre Crusson les éléments graphiques, picturaux, cinématographiques, preuves de la puissance de l’imaginaire hugolien et de son influence sur les créateurs.
L’exposition montre d’abord les dessins de Hugo, lavis ou encre, proches des lieux des Travailleurs de la mer son roman précédent. Puis elle présente les images que proposèrent la presse et les premières éditions, mêlant le grotesque et le tragique. Cette vision-là séduisit aussi la bande dessinée, en feuilleton dans le journal Ce soir, ou en albums plus récemment.
Le mythe du monstre à l’âme tendre plut au cinéma et Julius Herska en 1921 en donna une version pathétique. Paul Léni tourna en 1928, un film inoubliable, avec des reconstitutions de Londres au XVIIIe siècle venues tout droit des tableaux de William Hogarth. L’année suivante, 1929, le théâtre d’art de Moscou adapta le roman pour la scène.
Plus près de nous le Footsbarn, en 2007 donna de sa représentation une vision des forains marginaux, en but aux tracasseries des puissants.
Car, dans ce roman il est aussi question de l’injustice, de la misère du peuple et de l’hypocrisie des puissants qui entretiennent l’arbitraire pour mieux régner. Leur âme est sombre, et leur visage est aimable, alors que les malheureux dont le visage est mutilé, conservent, chez Hugo, une âme pure.
Photos : © Affiche Paris-Musées
© Maison de Victor Hugo/Roger-Viollet
© Jean-Pierre Estournet
L’âme a-t-elle un visage ?
L’Homme qui rit ou les métamorphoses d’un héros
Maison de Victor Hugo
8, place des Vosges
Paris
www.musee-hugo.paris.fr
de 10 h à 18 h
fermé le lundi et les jours fériés
jusqu’au 31 août 2014.
19:10 Écrit par Dadumas dans Blog, culture, éducation, exposition, Film, Histoire, Littérature, Poésie, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : exposition, victor hugo, histoire, littérature, poésie, théâtre | Facebook | | Imprimer